Anis
Wahabi
Pour "Am salah" les
jours se suivent et se ressemblent, depuis les années 80. A Khacheb où il
habite avec sa femme, son fils aîné et ses quatre filles, la vie ne semble pas
s'améliorer malgré les promesses qu'il a dû gober depuis Mzali, passant par Ben
Ali et la sainte révolution.
Et pourtant, Khacheb est à 35
kilomètre de la Kasba, siège du gouvernement tunisois, et, théoriquement, à une
heure de la gare de Bab Saadoun, si le bus de la Transtu se rappelle du chemin,
de l'horaire et de la station.
"Rien n'a changé, rien,
malgré toute les promesses", déclare "Am Salah" du haut de ses
soixante ans qui lui ont permis d'assister à toutes les salades tunisiennes, le
collectivisme improvisé de Ben Salah, l'ouverture économique au sens unique de
Nouira, l'ère nouvelle de ben Ali, la sixième kalifa de Jebali et le prestige
de l'Etat de Kaid Essebsi. "Le dernier soutien qu'on reçut de l'Etat fut
une vache laitière dans le cadre du programme de développement rural", se
rappelle Am Salah avant de préciser " c'était en 1984".
L'avis de « Am
Salah » est partagé par tous les habitants de Khacheb qui compte plus de
deux cents familles éparpillées dans une dizaine de petites agglomérations. Ils
ont eu droit à l'électricité dans les années 90, mais pour l'eau, la galère
continue. Tout le monde s'est rabattu sur la faible canalisation conçue pour
une capacité de 50 familles ce qui a esquinté le débit. Les bénéficiaires n'ont
pas payé leur consommation parce que le
service s'est détérioré. La Sonede a coupé la vanne centrale parce qu'elle n'a
pas été payée.
Côté santé, depuis que le
dispensaire a fermé ses portes faute de médecin, tous les rendez-vous sont pris
à Tunis, avec généralement quelques mois d'attente et quel que soit l'urgence.
Quant à l'enseignement, l'école
la plus proche est à quelques kilomètres et il faut voir son état. Quant au
lycée secondaire, c'est rare qu'un ressortissant de la région y a mis les pays;
si ce n'est pour un problème de niveau, ça serait pour des raisons matérielles.
"L'Etat, on la connaît
quand on nous ramène nos enfant au service militaire. Autrement, même si les
terroristes nous attaquent, nous avons que nous prières à réciter".
Cinq ans après l'explosion du
rêve du jasmin, le retour à la réalité est frustrant, exception faite pour les
politiques et affairistes qui ont profité de la situation.
Pour "Am Salah", et
des milliers comme lui, à Fatnassa, à Bououane, à Machreg Echems, à Ain Soltan,
il ne serai pas aisé de leur expliquer pourquoi leur fils sont au chômage,
pourquoi leurs filles n'ont pas pu terminer leurs études et comment avoir un
rendez-vous à l'hôpital sans attendre des mois.
Ça serait plus difficile de
leur convaincre de certaines "évidences" dont certains croient
vraies :
1- La dignité est consacrée
comme principe constitutionnel :
L'article 4 de la constitution
a beau l'annoncer clairement, aussi l'article 38 concernant le droit à la santé
ou l'article 39 concernant l'accès à l'éducation. Dans la pratique, cette
illusion est de taille. Il fut un temps, à l'aube de l'indépendance, où la
garde nationale se déplace pour ramener un élève récalcitrant à l'école. Malgré
les bonnes intentions de l'article 4 de la constitution, la karama (dignité)
n'est pas encore intégrée, au sens propre, à l'emblème de l'Etat. Personne ne
se soucient des enfants qui quittent l'école, parce que on en a besoin pour les
petits travaux et parce que ceux qui décident pour ce pays, on besoin des
petites bonnes pour faire le ménage et garder les enfants. A l'exception de la
compagne lancé le ministère de l'éducation dernièrement pour récupérer les
enfants qui ont quitté l'école, je n'ai vu personne se soucier des petites
filles qui viennent du nord et du centre ouest pour travailler comme bonnes
couchantes à 80 dinars le mois. Pour certains, c'est la faute aux parents de
ces fillettes qui laissent faire. Pour moi, c'est la faute de l'illusion de l'Etat
qui nous hante.
Pour ce qui est de la dignité,
il faut prêter un peu d'attention aux gens qui se tapent des heures à attendre
des bus qui ne viennent pas, aux gens qui se bagarrent pour avoir une place
debout dans un taxi collectif conduit par un kamikaze, pour réaliser que la
dignité n'est qu'une illusion dans le pays d’Hannibal.
2- La classe moyenne est le
point fort de la société tunisienne:
En réalité la classe moyenne
est disparue. Déjà, les chiffres officiels reconnaissent que cette frange est descendue
de 80% à 60% de la population. Mais ceux qui composent cette frange ne
constituent plus une classe moyenne. Avec un salaire entre 1000 et 1500 dinars,
on est plutôt légèrement au-dessus du seuil de pauvreté. Il fallait, pour en
être convaincu, relativiser les chiffres: le pouvoir d'achat du tunisien s'est
dégringoler de 40% en 5 ans et si on intègre en compte la pression fiscale et
sociale qui a atteint le pourcentage record de 32%, la situation ne peux que
s'empirer.
Rétablir la classe moyenne ne
se fait pas avec l'importation de quelques 3000 voitures populaires. Ce cas
même est la preuve de l'incapacité du gouvernement Essid bis à toucher les
vrais problèmes, d'où le recours à des mesures de retouche.
3- Tous les moyens sont
déployés pour combattre le chômage:
C'est peut-être le chômage de
certains disciples politiques qui a été éradiqué avec les recrutements massifs
de 2012 et 2013, mais pas pour d'autres. Le taux de chômage vacille au alentour
de 15% au niveau national, s'élève pour les diplômés à 22% au niveau de la
gente féminine et atteint un pic de 30% dans certaines régions de l'intérieur.
Avec ces taux, qui s'apprêtent à augmenter à cause de la crise et des nouveaux
rejetons de l'université, on transforme la Tunisie en une usine à terroristes
et délinquants.
Et pourtant, rien ne se fait
sur le terrain, ni des programmes d'insertion, ni une revue de la politique
d'employabilité qui a poussé Ben Ali à la porte de sortie. On nous gave de
discours à la langue de bois, puis rien que des illusions d'une guerre contre
le chômage qui se passe sur les plateaux télévisés. Faut-il rappeler ici que ce
n'est pas à travers les avantages fiscaux qu'on résout le chômage, ni par les
recrutements dans une administration bourrée.
Quand le porte-parole du gouvernement
se réjouit d'une diminution de un point en le ramenant à un pourcentage de
diminution de 30%, ce n'est pas seulement illusoire, c'est un biais cognitif de
perception qui se manifeste chez nos gouvernants.
4- La guerre contre le
terrorisme bas sont plein :
Pour lutter contre un fléau,
n'est-il pas nécessaire d'éradiquer ses racines? Chez nous au contraire, toute
la machine médiatique œuvre pour concentrer le problème dans "Ansar
charia". Ces derniers ne sont-ils pas la branche armée d'une confrérie
plus étendue? Qui l'a financé? Qui a laissé faire pendant 3 ans? Qui a autorisé
le passage des armes en Lybie à travers notre territoire, sans faire attention
au quantité qui y sont restés ?
D'un autre côté, est ce qu'il y
a eu une vraie réforme des services de sécurité? Le comportement des agents de
police relève de grandes défaillances, perçu même par le commun des citoyens.
Alors que l'attentat de Bardo est entre autre due à l'absence des agents de
sécurité, partis prendre le café, le relâchement continue à être visible
partout.
On se croit engagés dans une
guerre contre le terrorisme, mais s'il n'y a pas eu d'attentats depuis Sousse,
c'est parce que les terroristes n'ont pas voulu en faire.
5- La Tunisie est engagée dans
la lutte contre le marché parallèle :
La moitié de l'économie est
souterraine, le manque à gagner en termes de fraude fiscale est estimé à 7
milliard de dinars, soit 25% du budget de l'états ou le double du budget de
développement du pays.
Au delà de l'aspect fiscal,
c'est toute l'économie qui souffre du marché noir: les commerces, l'industrie,
l'artisanat et par ricochet la capacité de créer des emplois.
Au lieu de combattre ce fléau,
chiffré à des mille milliard de millimes en espèce, en dinars et en devise, le
gouverneur de la banque centrale s'amuse à tirer de nouvelles pièces de 200
millimes et de 2 dinars. Quant au ministre de commerce, il annonce vouloir
négocier avec les contrebandiers. Autant alors négocier avec les trafiquants de
drogues, les proxénètes et les pédophiles, tant qu'on est là.
6- La bonne gouvernance est le
maître mot de la politique gouvernementale:
Nommer un ministre chargée de
la gouvernance est la preuve même qu'on veut diluer le problème, parce que tout
simplement "la bonne gouvernance" est un sujet transversal qui touche
toute les structures de l'Etat, qu’on ne devrait pas concentrer dans commission
ou un ministère.
Entre temps, la bonne
gouvernance est utilisée comme Lamine Nahdi utilisait "ça dépend"
dans son monologue, c'est à dire partout et pour ne rien dire. Ça fait partie
de la langue de bois que les politiques utilisent pour meubler leur discours.
Des politiques qui se sont financés d'une manière peu "orthodoxe",
qui n'ont pas déclaré leur patrimoine au moment de la prise de postes et dont
les partis politiques n'ont jamais publiés les comptes.
Vouloir passer l'éponge sur les
crimes économiques du passée, à travers une loi de conciliation introduite par
petite pièce dans la loi de finances, est la preuve que ce gouvernent et la
bonne gouvernance, ça fait deux. Assister au retour progressif mais sûr des
gourous du passée, qui envahissent le territoire et tirent sur tout ce qui
bougent, en est une autre preuve.
"Am Salah" ne saisit
pas le concept de la bonne gouvernance que son fils, rescapé de l'enseignement
et toujours chômeur, évoque à chaque sujet. Am Salah veut du pain, de l'eau et
des soins. "Am Salah" à même repris de l'espoir quand Kais Essebsi a
accédé à l'investiture suprême, parce qu'il voit en lui l'image de Bourguiba et
considère qu'il est capable à redresser la barre.
Mais son fils insiste que c'est
illusoire de séparer le développement de la bonne gouvernance, que Kaid Essebsi
n'est pas Bourguiba et que le changement n'est pas pour demain.
Il s'agit d'un conflit
générationnel, vous dites, mais ce conflit générationnel ne sera pas,
certainement, de l'illusion.
Anis WAHABI